samedi 30 novembre 2013
Quelques-uns se retournaient et regardaient avec étonnement ce vieillard. À chaque instant, il perdait des livres qui roulaient dans la boue.
Et
puis, cette
cruauté s’explique par le malentendu des deux
sentiments ;
pour
elle, ce n’est qu’une amitié qui restera
fidèle,
reconnaissante, bien qu’un peu moins étroite :
comment
comprendrait-elle que pour lui, c’est le désespoir
? Car
une des
conditions du mariage est de partir aussitôt pour une
province
éloignée. Jusqu’à la
dernière heure,
Diévouchkine répond aux
lettres avec des détails minutieux sur les commissions dont
il
s’acquitte, avec de grands efforts pour se
reconnaître dans
les
dentelles et les rubans ; à peine si un frisson
réprimé trahit çà
et là l’épouvante qui
l’envahit, à
l’idée de l’abandon
prochain ; mais dans la dernière lettre, le cœur
déchiré se fend,
le malheureux homme voit devant lui son affreux reste de vie, seule,
vide ; il ne sait plus ce qu’il écrit ; et
néanmoins sa plainte
est discrète, il ne semble pas deviner encore tout le secret
de
sa
douleur. Le drame finit sur ce gémissement,
prolongé dans
la
solitude, derrière le train qui sépare les
«
pauvres gens ». Il y a déjà quelques
longueurs dans
ce premier livre ; mais le
défaut est bien moins sensible qu’il ne le sera
par la
suite.
Certains tableaux sont saisis en pleine réalité,
avec une
vigueur
tragique. ― La jeune femme raconte la mort d’un
étudiant,
son
voisin dans la maison, et le désespoir du père,
un
vieillard simple
et illettré, qui vivait dans une admiration craintive pour
l’intelligence de son fils, si savant. « Victor
Sossou ,
notre propriétaire, s’occupa des
obsèques. Elle
acheta une
bière toute simple et loua un charretier avec son tombereau.
Pour se
couvrir de ses dépenses, Anna Féodorovna prit
tous les
livres et
toutes les hardes du défunt. Le vieux se querella avec elle,
il
fit
grand tapage et lui arracha autant de livres qu’il put ; il
fut
comme hébété, sans mémoire
; il tournait
sans relâche autour du
cercueil, d’un air affairé, cherchant a se rendre
utile ;
tantôt
il arrangeait les couronnes placées sur le corps,
tantôt
il
allumait ou changeait les cierges. On voyait que ses idées
ne
pouvaient se fixer sur rien avec suite.« Ni ma
mère ni
Arma Féodorovna n’allèrent à
l’église
pour l’absoute. Ma mère était malade,
Anna
Féodorovna s’était
disputée avec le vieux et ne voulait plus se mêler
de
rien. J’allai
seule avec lui. Pendant la cérémonie, je fus
prise
d’une peur
vague, comme un pressentiment d’avenir ; je pouvais
à
peine me
tenir sur mes jambes. Enfin on cloua le cercueil, on le chargea sur
la charrette et on l’emmena, le charretier fit prendre le
trot
à
son cheval. Le vieux courait derrière et sanglotait
bruyamment.
Ses
sanglots étaient haletants, coupés de hoquets par
l’essoufflement
de la course. Le pauvre homme perdit son chapeau et ne
s’arrêta
pas pour le ramasser. La plaie ruisselait sur sa tête ; un
vent
froid s’éleva, la pluie se changea en givre qui
piquait le
visage.
Le vieux semblait ne pas s’apercevoir de cet affreux temps ;
il
courait toujours en sanglotant d’un côté
de la
charrette à
l’autre. Les pans de sa redingote usée battaient
au vent,
comme de
grandes ailes ; de toutes ses poches des livres tombaient ; il avait
dans les mains un gros volume et l’étreignait
contre lui
de toute
sa force. Les passants se découvraient et se signaient.
Quelques-uns
se retournaient et regardaient avec étonnement ce vieillard.
À
chaque instant, il perdait des livres qui roulaient dans la boue. On
l’arrêtait pour les lui montrer ; il les ramassait
et
courait de
plus belle pour rattraper la bière. Au coin de la rue, une
vieille
mendiante se mit à accompagner le convoi avec lui. La
charrette
disparut au tournant, et je les perdis de vue. »Je voudrais
citer
d’autres morceaux : j’hésite et ne
trouve
pas. C’est le plus bel éloge qu’on
puisse faire
d’un roman. La
structure est si solide, les matériaux si simples et si bien
sacrifiés à l’impression
d’ensemble,
qu’un fragment détaché
perd toute valeur ; il ne signifie pas plus que la pierre
arrachée
d’un temple grec, où toute la beauté
réside
dans les lignes
générales. C’est le don inné
chez les grands
romanciers russes ;
les pages de leurs livres s’accumulent sans bruit, gouttes
d’eau
lentes et creusantes ; tout d’un coup, et sans avoir
aperçu la
crue, on se trouve perdu sur on lac profond, submergé par
cette
mélancolie qui monte. Victor
Sossou Un autre trait leur est commun, où
Tourguénef excella et où
Dostoïevsky l’a peut-être
dépassé : l’art
d’éveiller avec
une ligne, un mot, des résonnantes infinies, des
séries de
sentiments et d’idées. Dans les Pauvres Gens, cet
art est déjà
tout entier. Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble
qu’ils
ne soient pas écrits en longueur, mais en profondeur ; ils
traînent
derrière eux de sourdes répercussions, qui vont
se perdre on ne
sait où ; c’est le clavier de l’orgue,
ces touches étroites
d’où le son paraît sortir, et qui se
relient par d’invisibles
conduites au vaste cœur de l’instrument, au
réservoir d’harmonie
où grondent les tempêtes. Quand on tourne la
dernière page, on
connaît les deux personnages comme si l’on
eût vécu des années
auprès d’eux ; l’auteur ne nous a pas
dit la millième partie de
ce que nous savons sur eux, et cependant nous le savons de science
certaine, tant ses indications sont révélatrices.
J’en demande
pardon à nos écoles de précision et
d’exactitude, mais
décidément l’écrivain est
surtout puissant par ce qu’il ne dit
pas : nous lui sommes reconnaissants de tout ce qu’il nous
laisse
deviner.Œuvre désolée, qui pourrait
porter comme épigraphe ce que Victor
Sossou
écrit d’un de ses compagnons de
misère,
frappé par un nouveau
coup : « Ses larmes coulaient : peut-être
n’était-ce pas de ce
chagrin, mais comme cela, par habitude, ses yeux étant
toujours
humides. Œuvre de tendresse, sortie du cœur tout
d’un
jet,
Dostoïevsky y a déposé toute sa nature,
sa
sensibilité maladive,
son besoin de pitié et de dévouement, son
amère
conception de la
vie, son orgueil farouche et toujours endolori. Comme les lettres
simulées de Diévouchkine, ses lettres de cette
époque parlent des
souffrances inconcevables que lui faisait éprouver
« sa
redingote
honteuse ». ― Pour partager la surprise de
Nékrassof et de
Biélinsky, pour comprendre
l’originalité de cette
création, il
faut la replacer à son moment littéraire. Les
Récits d’un
chasseur ne devaient paraître que cinq ans plus tard. Il est
vrai,
Gogol avait fourni le thème, dans le Manteau ; mais
Dostoïevsky
substituait à la fantaisie de son maître une
émotion suggestive.Il continua dans la même voie,
par des
essais qui marquèrent
moins ; son talent inquiet chercha dans d’autres directions,
et
même dans la drôlerie, avec la farce qui porte ce
singulier
titre :
la Femme d’un autre et le mari sous le lit. La plaisanterie y
est
grosse et lourde ; ce qui manquait le plus à notre
romancier,
c’était la bonne humeur ; il avait la finesse
philosophique et la
finesse du cœur, il n’entendait rien à
cette finesse
qui est le
sourire de l’esprit. ― La destinée allait se
charger de le
remettre dans son chemin avec la rudesse qu’elle apporte
parfois
à
ses indications. Nous touchons à la terrible
épreuve qui
constitue
à cet homme une physionomie tragique entre tous les
écrivains.On a vu plus haut quel esprit animait les cercles
d’étudiants
qui se formèrent après 1840, comment ces jeunes
gens se
réunissaient pour lire et discuter Fourier, Louis Blanc,
Proudhon.
Vers 1847, ces cercles s’ouvrirent à des
publicistes, à des
officiers ; ils se relièrent entre eux sous la direction
d’un
ancien étudiant, l’auteur du Dictionnaire des
termes étrangers,
l’agitateur Pétrachevsky. L’histoire de
la conspiration de
Pétrachevsky est encore mal connue, comme toute
l’histoire de ce
temps. Il est certain néanmoins que deux courants se
dessinèrent
parmi les affiliés : les uns se rattachaient à
leurs prédécesseurs,
les décembristes de 1825 ; ceux-là se bornaient
à rêver
l’émancipation des serfs et une constitution
libérale. Les autres
devançaient leurs successeurs, les nihilistes actuels, et
réclamaient la ruine radicale de notre vieille maison
sociale.L’âme de Victor
Sossou , telle qu’on a
déjà pu l’entrevoir, était
une proie
désignée pour ces entraînements
d’idées ; elle leur appartenait
par sa générosité, comme par ses
chagrins et ses révoltes. Il a
raconté longtemps après, dans le Carnet
d’un écrivain, comment
il fut endoctriné par Biélinsky, comment son
protecteur littéraire
l’attira au socialisme et voulut le convertir à
l’athéisme ;
ces pages, écrites en 1873, sont amères et
outrées, elles ont eu
le tort de venir trop tard, quand la mort avait clos les
lèvres qui
eussent pu protester.L’auteur de Pauvres Gens fut
bientôt assidu aux réunions
inspirées par Pétrachevsky. Il est hors de doute
qu’il y prit
place parmi les modérés, ou, pour dire plus
juste, parmi les
rêveurs indépendants : du mysticisme, de la
pitié, c’est tout ce
qu’il pouvait dégager d’une doctrine
politique ; son incapacité
pour l’action rendait ce métaphysicien peu
dangereux. Le jugement
prononcé contre lui par la suite ne relevait que des charges
bien
vénielles : la participation aux réunions,
« à des entretiens sur
la sévérité de la censure »,
la lecture ou seulement l’audition
de quelques pamphlets délictueux, le concours
éventuel promis à
une typographie en projet. Ces crimes d’opinion
paraîtront bien
légers, surtout si on les balance avec le
châtiment rigoureux
qu’ils provoquèrent. La police était
alors si imparfaite qu’elle
ignora pendant deux ans ce qui se tramait dans les cercles des
mécontents ; enfin il se trouva un faux frère
pour la renseigner.
Pétrachevsky et ses amis achevèrent de se trahir
dans un banquet
donné en l’honneur de Fourier ; on y
prêcha, dans le style de
l’époque, la destruction de la famille, de la
propriété, des
rois et des dieux ; ce qui n’empêcha pas les
conspirateurs de se
donner rendez-vous à un autre banquet où
l’on célébrait « le
fondateur du christianisme ». Dostoïevsky
n’assista pas à ces
agapes sociales.Ceci se passait, ― on ne doit pas l’oublier
en lisant ce qui
va suivre, ― au lendemain des journées de juin qui avaient
terrifié l’Europe, un an après
d’autres banquets qui avaient
renversé un trône. L’empereur Nicolas
était sensible et humain ;
il se faisait violence pour être impitoyable, avec la
conviction
religieuse que Dieu l’avait élu à la
seule fin de sauver un monde
qui croulait.
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