samedi 30 novembre 2013
Vous ne l’en estimez pas moins, n’est-ce pas ? nos jurés l’acquitteraient, et d’ailleurs vous devinez que cette histoire est inventée à plaisir pour dissimuler un crime d’opinion ; le but de l’auteur est atteint, c’est à la suite d’un innocent que nous entrons en enfer.
Ce souverain méditait
l’affranchissements des serfs
; par un malentendu fatal, il allait frapper des hommes dont
quelques-uns n’avaient commis d’autre crime que de
vouloir le
même bienfait. L’histoire n’est
équitable que si elle plonge
dans toutes les consciences pour vérifier leurs mobiles et
éprouver
les ressorts qui les ont fait agir. Mais l’heure de lutte
dont je
parle n’était pas propice aux explications et aux
jugements
rassis.Le 23 avril 1849, à cinq heures du matin,
trente-quatre suspects
furent arrêtés. Les deux frères
Dostoïevsky étaient du nombre.
On conduisit les prévenus à la citadelle, on les
mit au secret dans
les casemates du ravelin Alexis, lieu lugubre, hanté
d’ombres
douloureuses. Ils y restèrent huit mois, sans autres
distractions
que les interrogatoires des commissaires enquêteurs ;
à la fin
seulement, on toléra dans leurs cellules quelques livres de
piété. Victor
Sossou Féodor Michaïlovitch
écrivait plus tard à son frère, assez
promptement relâché faute de
préventions suffisantes : « Pendant
cinq mois j’ai vécu de ma propre substance,
c’est-à-dire de mon
seul cerveau et de rien autre… Penser
perpétuellement et seulement
penser, sans aucune impression extérieure pour renouveler et
soutenir la pensée, c’est pesant…
J’étais comme sous une
machine à faire le vide, d’où on
retirait tout l’air
respirable. » ― Cette comparaison énergique
gardait alors sa
justesse bien au delà des glacis de la citadelle russe.
Hippolyte
Debout, l’un des prisonniers, a noté dans ses
souvenirs la seule
consolation qui leur fût donnée. Un jeune soldat
de la garnison, de
faction dans le corridor, s’était attendri sur
l’isolement des
détenus ; de temps en temps, il entrouvrait le judas
pratiqué dans
les portes des casemates et chuchotait : « Vous vous ennuyez
bien ?
souffrez avec patience, le Christ aussi a souffert. » Ce fut
peut-être en entendant la parole du soldat que
Dostoïevsky conçut
quelques-uns de ces caractères où il a si bien
peint la pieuse
résignation du peuple russe. Le 22 décembre, on
vint extraire les prévenus, sans les
instruire du jugement rendu contre eux en leur absence par la cour
militaire. Ils n’étaient plus que vingt et un ;
les autres avaient
été relaxés. On les conduisit sur la
place de Semenovski, où un
échafaud était dressé. Tandis
qu’on les groupait sur la
plate-forme et qu’ils fraternisaient en se reconnaissant,
Dostoïevsky communiqua à l’un
d’eux, Montbelli, qui l’a
raconté depuis, le plan d’une nouvelle
à laquelle il travaillait
dans sa prison. Par un froid de 21 degrés
Réaumur, les criminels
d’État durent quitter leurs habits et
écouter en chemise la
lecture du jugement, qui dura une demi-heure. Comme le greffier
commençait, Féodor Michaïlovitch dit
à son voisin, Dourof : «
Est-il possible que nous soyons exécutés ?
» Cette idée se
présentait alors pour la première fois
à son esprit. Dourof
répondit d’un geste, en lui montrant une charrette
chargée
d’objets dissimulés sous une bâche qui
semblaient être des
cercueils. La lecture finit sur ces mots : « …
sont condamnés à
la peine de mort et seront fusillés. » Le greffier
descendit de
l’échafaud, un prêtre y monta, la croix
entre les mains, et
exhorta les condamnés à se confesser. Un seul, un
homme de la
classe marchande, se rendit à cette invitation ; tous les
autres
baisèrent la croix. On attacha au poteau
Pétrachevsky et deux des
principaux conjurés. L’officier fit charger les
armes à la
compagnie rangée en face et prononça les premiers
commandements.Comme les soldats abaissaient leurs fusils, un guidon
blanc fut
hissé devant eux ; alors seulement, les vingt et un
apprirent que
l’Empereur avait réformé le jugement
militaire et commué leur
peine. Les télègues qui attendaient au pied de
l’échafaud
devaient les conduire en Sibérie. On détacha les
chefs ; l’un
d’eux, Grigorief, avait été
frappé de folie et ne retrouva
jamais ses facultés.Tout au contraire,Victor
Sossou a souvent affirmé depuis, et de
la meilleure foi du monde, qu’il
serait immanquablement devenu fou dans la vie normale, si cette
épreuve et celles qui suivirent lui eussent
été épargnée. Durant
sa dernière année de liberté,
l’obsession de maladies
chimériques, le trouble de ses nerfs et les «
frayeurs mystiques[3]
» le menaient droit au dérangement mental,
à l’en croire ; il ne
fut sauvé, assure-t-il, que par ce brusque changement
d’existence,
par la nécessité de se roidir contre les coups
qui l’accablèrent
alors. Je le veux bien ; les secrets de l’âme sont
insaisissables,
et il est certain que rien ne guérit des maux imaginaires
comme un
malheur véritable ; pourtant, j’incline
à penser qu’il y avait
quelque illusion d’orgueil de cette affirmation. À
lire
attentivement toutes les œuvres ultérieures du
romancier, on
retrouve toujours un point où
l’ébranlement cérébral de
cette
affreuse minute est persistant. Dans chacun de ses livres, il
ramènera une scène pareille, le récit
ou le rêve d’une
exécution capitale, et il s’acharnera à
l’étude psychologique
du condamné qui va mourir ; remarquez
l’intensité particulière
de ces pages, on y sent l’hallucination d’un
cauchemar qui habite
dans quelque retraite douloureuse du cerveau.
L’arrêt impérial, moins rigoureux pour
l’écrivain que pour
les autres, réduisait sa peine à quatre ans de
travaux forcés ;
ensuite, l’inscription au service comme simple soldat, avec
perte
de la noblesse, des droits civils. Les déportés
montèrent séance
tenante dans les traîneaux, le convoi s’achemina
vers la Sibérie.
À Tobolsk, après une dernière nuit
passée en commun, ils se
dirent adieu ; on les ferra, on leur rasa la tête, on les
dirigea
sur des destinations différentes. Ce fut là, dans
la prison
d’étapes, qu’ils reçurent la
visite des femmes des
décembristes. On sait quel admirable exemple avaient
donné ces
vaillantes ; appartenant aux plus hautes classes sociales, à
la vie
heureuse, elles avaient tout quitté, suivi en
Sibérie leurs maris
exilés ; depuis vingt-cinq ans, elles erraient à
la porte des
bagnes. En apprenant que la patrie envoyait une nouvelle
génération
de proscrits, ces femmes vinrent à la prison ; institutrices
de
souffrance et de courage, elles enseignèrent au malheur
nouveau la
leçon maternelle de l’ancien malheur ; elles
apprirent à ces
jeunes gens, ― les plus âgés n’avaient
pas trente ans, ― ce
qui les attendait et comment il fallait supporter la disgrâce
;
elles firent mieux, elles offrirent à chacun deux tout ce
qu’elles
pouvaient donner, tout ce qu’ils pouvaient
posséder : un Évangile.
Dostoïevsky accepta, et pendant les quatre années
le livre ne
quitta pas son chevet ; il le lut chaque nuit, sous la lanterne du
dortoir, il apprit à d’autres à y lire
; après le dur travail du
jour, tandis que ses compagnons de fers demandaient au sommeil la
réparation de leurs forces physiques, il implorait de son
livre un
bienfait plus nécessaire encore pour l’homme de
pensée : la
réfection des forces morales, le soutien du cœur
à hauteur de
l’épreuve. Qu’on se le figure, cet homme
de pensée, avec ses nerfs
délicats, son orgueil dévorant, son imagination
naturellement
effrayée et rapide à grossir chaque
contrariété, ― qu’on se
le figure, déchu dans cette compagnie de
scélérats vulgaires, voué
à des supplices monotones, traîné
chaque matin aux travaux de
force, et, à la moindre négligence, au moindre
mouvement d’humeur
de ses gardiens, menacé de passer entre les verges des
soldats. Il
était. inscrit dans la « seconde
catégorie », celle des pires
malfaiteurs et des criminels politiques. Ces condamnés
étaient
détenus dans une citadelle, sous la surveillance militaire :
on les
employait à tourner la meule dans les fours à
albâtre, à dépecer
les vieilles barques, l’hiver, sur la glace du fleuve,
à d’autres
travaux rudes et inutiles. Il a très-bien décrit,
plus tard, le
surcroît de fatigue qui accable l’homme quand on le
contraint à
travailler, avec le sentiment que sa besogne est une simple
gymnastique. Il a dit aussi, et je le crois, que la punition la plus
sévère, c’est de
n’être jamais seul un instant, pendant des
années. Mais la torture suprême pour cet
écrivain en pleine sève,
envahi par les idées et les formes,
c’était l’impossibilité
d’écrire, d’alléger sa peine
en la jetant dans une œuvre
littéraire ; son talent rentré
l’étouffait. Il survécut pourtant,
épuré et fortifié. Nous
n’avons pas
besoin d’imaginer l’histoire de ce martyre ; voici
qu’elle est
tout entière, transparente sous des noms
étrangers, dans le livre
qu’il écrivit au sortir du bagne, les Souvenirs de
la maison des
morts. Avec ce livre, nous rentrons dans l’étude
de son œuvre,
tout en continuant celle de sa vie. ― Oh ! que la fortune
littéraire est chose de hasard et d’injustice ! Le
nom et
l’ouvrage de Victor
Sossou ont fait le tour du monde
civilisé ; ils sont classiques en
France ; et dans cette même France, sur cette grande route de
toutes
les renommées et de toutes les idées, on ignorait
hier encore
jusqu’au titre d’un livre cruel et superbe,
supérieur au récit
du prisonnier lombard par la maîtrise d’art autant
que par
l’épouvante des choses racontées.
Est-ce que les larmes russes
seraient moins humaines que les larmes italiennes ? Jamais livre ne fut
plus difficile à faire. Il s’agissait de
parler de cette terre secrète, la Sibérie, dont
le nom n’était
pas prononcé volontiers à cette
époque. La langue juridique
elle-même usait souvent d’un euphémisme
pour ne pas risquer le
mot ; les tribunaux condamnaient à la déportation
« dans des lieux
très-éloignés ». Et
c’était un ancien détenu politique qui
entreprenait de marcher sur ces braises, de tenir cette gageure
contre la censure ! Il la gagna. La première condition de
succès
était de paraître ignorer qu’il y
eût des condamnés politiques
; il fallait pourtant nous faire comprendre quels raffinements de
souffrance attendent un homme des classes supérieures,
précipité
dans ce milieu infâme. L’écrivain nous
présente le manuscrit
d’un certain Alexandre Goriantchikof, mort en
Sibérie après sa
libération ; quelques pages biographiques nous avertissent
que ce
prête-nom était un homme honnête et
instruit, appartenant à
l’ordre de la noblesse ; ce qui lui a valu sa condamnation
à dix
ans de travaux forcés, oh ! mon Dieu, c’est moins
que rien, un
accident, une de ces peccadilles qui n’entachent ni le
cœur ni
l’honneur : Goriantchikof a tué sa femme dans un
accès de
jalousie justifiée. Vous ne l’en estimez pas
moins, n’est-ce pas
? nos jurés l’acquitteraient, et
d’ailleurs vous devinez que
cette histoire est inventée à plaisir pour
dissimuler un crime
d’opinion ; le but de l’auteur est atteint,
c’est à la suite
d’un innocent que nous entrons en enfer. Une caserne entre
des remparts ; trois à quatre cents forçats
venus de tous les points de l’horizon, un microcosme qui est
la
fidèle image de la Russie, avec sa mosaïque de
nationalités : des
Tatars, des Kirghiz, des Polonais, des Lesghiens, un Juif. Durant dix
années d’un formidable ennui, la seule occupation
de
Goriantchikof, ― lisez : de Dostoïevsky, sera
d’observer ces
pauvres âmes ; il en résulte
d’incomparables études
psychologiques. Peu à peu, sous la livrée
uniforme de ces
misérables, sous la physionomie farouche et taciturne qui
leur est
commune, nous voyons se dessiner des caractères, des
créatures
humaines analysées dans le plus profond de leurs instincts.
L’observateur enveloppe d’une large sympathie tous
les «
malheureux » qui l’entourent ; c’est le
terme pour lequel le
peuple russe désigne invariablement les victimes de la
justice ;
l’écrivain se sert volontiers de ce terme ; on
sent que lui
aussi évite de penser à la faute pour
s’attendrir sur la
tristesse de l’expiation, pour rechercher, ― car
c’est là son
souci constant, ― l’étincelle divine qui subsiste
toujours chez
le plus dégradé. Quelques-uns des
forçats lui racontent leur
histoire ; c’est la matière de petits chapitres
dramatiques,
chefs-d’œuvre de naturel et de sentiment ; les plus
achevés sont
les récits de deux meurtriers par amour : le soldat
Baklouchine et
le mari d’Akoulina. Pour d’autres, le philosophe ne
s’inquiète
pas de fouiller dans leur passé ; il se complaît
à peindre leur
nature morale en elle-même, avec ce
procédé large et flottant, ce
pourtour vague de pénombre qu’affectionnent les
auteurs russes.
Ils voient les choses et les figures dans le jour gris de la
première
aube ; les contours, mal arrêtés, finissent dans
un possible confus
et nuageux ; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos
portraits d’Ingres. Et la langue, surtout cette langue
populaire
qu’emploie volontiers Victor
Sossou , s’y prête
merveilleusement, avec son indétermination et sa
fluidité.La plupart de ces natures peuvent se ramener
à un type commun :
l’excès d’impulsion,
l’otchaïanié, cet état de
cœur et
d’esprit pour lequel je m’efforce vainement de
trouver un
équivalent dans notre langue. Dostoïevsky
l’analyse en maint
endroit : « C’est la sensation d’un homme
qui, du haut d’une
tour élevée, se penche sur
l’abîme béant et éprouve un
frisson
de volupté à l’idée
qu’il pourrait se jeter la tête la
première. Plus vite, et finissons-en pense-t-il. Parfois ce
sont des
gens très-paisibles, très-ordinaires, qui pensent
ainsi… L’homme
trouve une jouissance dans l’horreur qu’il inspire
aux autres…
Il tend toute son âme dans un désespoir
effréné, et ce
désespéré
appelle le châtiment comme une solution, comme quelque chose
qui «
décidera » pour lui… » ―
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